plus grands musées d’Europe ont prêté leurs œuvres au Palais des Beaux-arts de Lille pour l’exposition « Portraits de la pensée » : une cinquantaine de peintures du XVIIe siècle et une installation vidéo de l’artiste contemporain Bill Viola.

Comment peindre la pensée ? Comment la peinture, qui par nature est vouée à la saisie du monde visible à travers des moyens eux-mêmes matériels (pigments, liants etc.), peut-elle prétendre montrer ce qui est invisible ? Est-ce même pensable ? Oui, répond Alain Tapié, commissaire avec Régis Cotentin de l’exposition, preuves à l’appuie : une cinquantaine d’œuvres, signées des maîtres du Siècle d’or espagnol et hollandais, présentées comme autant de « Portraits de la pensée ».

En réalité, ce sont des portraits de penseurs. Non les portraits réels des savants de l’époque, mais les effigies de philosophes antiques et de quelques saints et saintes connus pour leur activité intellectuelle (Saint Jérôme traduisant la Bible) ou leur existence érémitique vouée à la méditation. C’est donc à une « figure » et presque à un type, le Philosophe, que nous avons à faire, tel qu’il s’impose, tout d’abord en Espagne, sous les pinceaux des meilleurs maîtres, Velasquez, Ribera, puis dans les sphères d’influence espagnole, Naples, où fit carrière ce même Ribera dont Luca Giordano recueillit l’héritage, et enfin les Pays-Bas et plus précisément Utrecht où se développa une grande « école » de peinture, avec des maîtres tels que Hendrick Ter Brugghen, Dirk van Baburen ou Paulus Moreelse.

Ce nouveau Philosophe est un spécimen bien différent de l’« Homme illustre » auréolé de gloire de la Renaissance. Il se signale tout d’abord par son extrême dénuement. Son costume officiel, c’est les haillons. Car la recherche de la vérité, comme la quête de Dieu, implique le renoncement aux biens illusoires de ce monde. Quelle que soit son identité (Platon, Esope, Héraclite…), ce Philosophe est d’abord stoïcien. L’exaltation de la pauvreté matérielle, corollaire de la richesse spirituelle, relève de l’esprit de la réforme catholique : attaquée par les Protestants pour ses pratiques somptuaires, l’Eglise catholique, dont l’Espagne est un bastion, investit alors l’image de la pauvreté (condition de la sainteté), les valeurs de la charité et de l’aide aux plus démunis. Bien plus que les attributs génériques (livres, volumen ou codex, plume et encrier, instruments scientifiques) ou particuliers (la lanterne pour Diogène, par exemple), ce qui caractérise ces philosophes, c’est le dénuement extrême et le mépris des apparences et des convenances ; le plus souvent, ils sont vieux ou ils sont ostensiblement laids, décharnés, gros, voire difformes.

Ils sont singulièrement bien incarnés, mais ce sont des corps de la vie courante : le philosophe ne s’abstrait pas de la condition commune, qu’il assume comme une vérité première. On invoque généralement, comme source de cette veine picturale, l’art de Caravage. Ce n’est pas la seule, mais il reste évident que ces figures de type populaire investies d’une profonde vie morale, l’idée que la recherche de la vérité prend prioritairement en compte la condition de l’humanité souffrante, dérivent directement de lui. Ce caravagisme est patent chez les Espagnols et les Napolitains, les Hollandais opérant, de leur côté, une nette transposition du modèle initial, vers une définition purement optique de l’image, un luminisme clair, des types expressifs accordés à leur propre tradition.

Sa thématique complexe n’empêche pas l’exposition de saisir, littéralement, le spectateur, par la formidable présence de ces effigies, et la puissance d’une peinture presque toujours à son sommet, dans le rendu des matières, bien sûr, mais surtout dans la figuration de la vie de la pensée, comment elle agit dans le corps, attitudes, gestes, regards, ou sur le corps où elle imprime ses marques : ainsi des chairs macérées de l’ermite, prêtes à se détacher, comme l’écorce des vieux arbres.

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